Le Réveil de l’indvidualisme

Article de François Brousse

Journal L’Indépendant, Perpignan, 1er juin 1968

De Varsovie à Madrid, une traînée de flamme a secoué toute l’Europe, et un nouveau visage de la révolution surgit dans une gloire insolite : la révolte des étudiants.

Le philosophe doit s’interroger sur cet événement imprévu qui trouble les structures en apparence les plus diverses, et bouleverse avec le même mépris les pays socialistes, les pays capitalistes, les pays paternalistes.

Observons qu’à Prague le mouvement a triomphé, chassant les vieux fantômes staliniens. En France, Paris redevient la tête du monde et semble prête à promulguer des paroles qui retentiront en lois universelles.

Ce tremblement de terre s’explique par le réveil du géant enseveli : l’individualisme. Pendant un demi-siècle, on a entendu gronder les credo totalitaires qu font de l’obéissance la vertu suprême des États.

Courbe la tête, esclave, et tu seras heureux. Mange ta pitance, suis les mots d’ordre du Gouvernement, adore les idoles, oublie ta dignité d’homme libre ! La jeunesse a répondu Non à ce réalisme avilissant. L’apparition du drapeau noir de l’anarchie à côté du drapeau rouge déjà déteint, est un symbole inquiétant, mais prometteur.

L’anarchisme repose sur une utopie dangereuse : la bonté naturelle de l’homme. Cette chimère rousseauiste deviendra, nous l’espérons, une réalité dans les siècles futurs à condition que le progrès moral illumine de ses rayons le progrès scientifique… En attendant, l’homme en est au stade du singe, mal revu et mal corrigé.

On doit se méfier des monstres tapis dans l’inconscient, les tendances de la destruction, qui attendent le moment de se déchaîner dans le sang et les larmes. Voilà pourquoi l’axiome fondamental de l’anarchisme demeure une vérité terrible : le pouvoir corrompt ceux qui l’exercent et ceux qui le subissent ! Les détenteurs de l’autorité l’imposent avec un orgueil naïvement cruel ; quant aux autres, ils apprennent l’humiliation, la fureur, la haine.

Ce double complexe de tyran et d’esclave doit être supprimé si nous voulons construire un monde meilleur. Mais pour supprimer ce complexe dans l’inconscient il faut mettre l’accent sur les vérités éternelles de l’humanisme. L’homme doit être un Dieu pour l’homme ! C’est pourquoi l’autorité se renfermera dans les limites étroites qui l’empêcheront de se muer en torrent dévastateur.

Les étudiants ont confusément compris, et certains même lucidement, l’axiome fondamental. Les universités autonomes fleurissent, comme des tulipes vivaces sous le soleil des métamorphoses. Merveilleux balbutiements des grandes choses à venir !

Dans un monde plus harmonieux, tous ceux qui détiennent une parcelle d’autorité, depuis le contractuel jusqu’au Président de la République, seront nommés par le peuple, et seront responsables devant lui. Le pouvoir concédé ne le sera que pour une durée brève, deux années, par exemple afin d’éviter le surgissement des volontés de puissance. Ainsi les tyrannies, particulières, nationales et internationales finiront par disparaître. L’humain, alors libéré, pourra s’épanouir tranquillement dans toutes les dimensions de l’esprit.

J’excepte du suffrage populaire les techniciens nécessaires à la vie de l’État : ingénieurs, médecins, enseignants, recrutés par examens et dont l’efficacité se fonde sur de longues études. Mais plus de ministre hautain, plus de patron oppresseur, plus de politicien féroce ! On comprendra que la personne humaine est le temple des valeurs infinies. On n’a le droit ni de torturer, ni d’opprimer, ni de tuer, ni de faire souffrir. Le respect de l’individu concret doit remplacer l’adoration des idoles abstraites, capitalisme, marxisme, religion, Diable ou Dieu, toutes avides de massacre !

Évidemment la liberté ainsi conçue devient l’axe imbrisable de l’évolution. Un grand vent purificateur emportera les féodalités économiques ou professionnelles. Je pense notamment à l’Ordre National des Médecins, résidu de l’occupation nazie, ordre dont la dictature s’étend sur tous les praticiens, les empêche de soigner librement leurs malades, et bride l’essor des recherches indépendantes. Deux sociétés sont en présence, marxisme et capitalisme. Suivant la dialectique de Hegel, des contraires opposés sortira une synthèse nouvelle, qui apportera des éléments inédits différents à la fois de la thèse et de l’antithèse.

L’harmonie peur jaillir de la discorde. Prenons aux systèmes dominants ce qu’ils ont de meilleur, pour en composer une structure plus belle et plus largement humaine. Le capitalisme, après deux siècles, titube aux bords de la faillite : l’énorme Amérique n’arrive pas à vaincre le petit et farouche Vietnam. Une technologie fabuleuse brise ses marées colossales contre une idée. Mais le marxisme, lui aussi, après une cinquantaine d’années, porte le sceau de la décrépitude. Un schisme énorme coupe en deux son bloc de granit dogmatique : la Chine et la Russie, deux géants rouges, se dévisagent avec fureur.

 

Ni la science, ni le réalisme ne suffisent à rendre les peuples heureux. On a visé le bien-être, on a manqué le bonheur et perdu la liberté.

 

Néanmoins, ce que le marxisme apporte, c’est la suppression du chômage et de la misère. Ce que transmet le capitalisme, c’est la liberté de pensée et d’expression. Deux trésors inestimables, qu’il faudrait unir dans une mutation créatrice. La technicité folle, inhumaine, a jeté l’Allemagne dans les bras sanguinaires d’Hitler, et la Russie industrialisée dans les bras lugubres de Staline.

Il convient d’allumer à nouveau sur les cimes la grande flamme de la liberté. Sans elle, la personne humaine s’efface, et les sociétés écrasantes pourrissent. Avec elle, la pensée s’exalte, la poésie jaillit, le bonheur rayonne, la civilisation reprend sa marche majestueuse vers l’idéal.

Le mot de l’avenir sera socialisme et liberté !