Jiddu Krishnamurti

Madanapalle (Andhra Pradesh), 12 mai 1895 – Ojai (Californie), 17 février 1986

 

Krishnamurti est né en 1895 et il a commencé par une enfance extrêmement malheureuse. Il rencontra Leadbeater [1854-1934] et Annie Besant [1847-1933], deux êtres assez étonnants qui cherchaient partout la réincarnation de Jésus. Ils ne s’étaient pas aperçus que la réincarnation de Jésus s’appelait, au moins partiellement, Gandhi. Ils recherchaient cette manifestation divine dans l’Inde. Ils trouvèrent un enfant de neuf ans, avec son frère Nitiananda, et cet enfant était Krishnamurti. Tous les deux mouraient pratiquement de faim. Mais, tandis que Nitiananda sentait viscéralement cette faim, Krishnamurti, lui, était possédé par une ivresse, une espèce de soif et de faim monstrueuse chez un enfant de neuf ans : connaître Dieu ! C’était là le clou essentiel et brûlant de sa passion. Leadbeater le regarda et il prétendit reconnaître en lui le Christ ressuscité, le nouveau messager du monde. Alors, Annie Besant et Leadbeater prirent les deux enfants et leur donnèrent une éducation occidentale. Ils grandirent et Krishnamurti se laissa faire. On le considérait comme le nouveau messager, le nouveau rédempteur et il ne disait jamais non. Il murmurait même, il faut le reconnaître, oui.

Il écrivit, vers l’âge de quatorze ans, un livre absolument fabuleux intitulé Aux pieds du Maître [1910]. Ses précepteurs prétendaient que, chaque nuit, son corps astral sortait de son corps physique et allait recevoir l’instruction du maître, le sage hindou Kout-Houmi. Lorsque l’enfant réintégrait son corps, il essayait d’écrire le plus exactement possible l’enseignement reçu. C’était un enseignement pratiquement semblable à celui de Gandhi et très axé sur l’Inde traditionnelle et mystique.

François Brousse
Le Livre des révélations – Tome 2, Clamart, Éd. La Licorne Ailée, 1992, p. 32

EXTRAIT (Suite)

Puis, il traversa une crise extrêmement douloureuse. Son frère mourut qu’il aimait par-dessus toute chose. Il eut un choc qui nous oblige à la modestie, à l’humilité. Ce messager, ce rédempteur, pleura des larmes de sang à la mort de son frère. Il en devint sans doute plus humain, mais pourtant moins divin. Car le moindre spiritualiste réalisé sait très bien que la mort n’est qu’un passage. Quand une personne aimée abandonne le corps physique, il sait et, s’il a le troisième œil éveillé, il voit que cet homme ou cette femme a pénétré dans un monde de lumière. Il peut même suivre son évolution au‑delà des portes de la tombe. Il est donc à peu près impossible à un clairvoyant authentique d’être malheureux. Non seulement il sait que l’âme est immortelle, mais encore, par l’ouverture de son intuition transcendante, il voit l’esprit du mort et peut, à certains moments, converser avec lui. Cet effondrement de notre ami Krishnamurti est un phénomène touchant qui nous le rend extrêmement proche. Il prétend qu’après une douleur infinie, une sorte de tristesse prodigieuse, il a senti au fond de son être monter la présence du Bien-Aimé. Qui était ce Bien-Aimé ? Parlait‑il de son frère ou du Dieu éternel ? Très probablement de Dieu et il sentit en lui sa présence.

Krishnamurti, à travers la douleur, a pris conscience de sa divinité. Comme chacun de nous est un dieu, Krishnamurti, lui aussi, est un dieu. Ayant pris conscience de sa divinité, il commença par renâcler. On avait édifié, autour de lui, une Église. Annie Besant, qui lui vouait une adoration éperdue, avait créé des centaines de loges à travers l’Inde, l’Amérique et surtout l’Angleterre. C’était la Loge de l’Étoile d’Orient. On était sûr que Krishnamurti était le nouveau Messie. On avait suscité autour de lui des dizaines de milliers de fidèles qui l’adoraient comme un dieu. Malheureusement encore une hiérarchie : les fidèles, les évêques, les vénérables des loges et, au‑delà, le Maître, à la fois Bouddha vivant et réincarnation du Christ, Krishnamurti lui‑même. Il écrivit de nombreux ouvrages où il laissait entendre qu’il était le Maître attendu.

Et nous arrivons à la grande crise. Un beau jour, il réunit tous les dignitaires de sa religion et leur tint ce discours :

– Je suis venu sur Terre non pas pour asservir les humains, mais pour les libérer. Or, toutes les religions, quelles qu’elles soient, sont des cages dans lesquelles les intelligences sont en train d’agoniser. Je suis venu pour briser toutes les cages et non pour construire une prison supplémentaire. Et il déclara : – Donc, je détruis systématiquement le rocher sur lequel j’ai été élevé et je refuse que l’on voie en moi le Messie prédestiné !

C’était clair. Il ajouta que nous devions personnelle­ment trouver en nous notre propre vérité et que le seul moyen était une introspection permanente, une véritable auto‑psychanalyse. Nous devons supprimer tous nos liens et toutes nos dualités. Or il existe en nous plusieurs dualités. Par exemple, le conscient et l’inconscient, le conscient et le supra conscient. Nous opposons le conscient et l’inconscient. On doit supprimer ce contraste et savoir que ces deux éléments ne font qu’un. Nous opposons le conscient et le supra conscient. On doit supprimer cette nouvelle antithèse et savoir que conscient et supra conscient ne font qu’un. Nous sommes à la fois un être conscient, inconscient et supra cons­cient. Nous devons en prendre pleinement connaissance. Une nouvelle dualité se présente : l’amour d’un côté et la pensée de l’autre. Or, prétendre que l’on peut, par la seule pensée, aboutir à la libération totale est une erreur. Le processus inverse, par l’amour, est également une mutilation. Nous ne pouvons conquérir le nirvana que par l’unité. La pensée et l’amour doivent fusionner intégralement. Krishnamurti tend à supprimer tous les complexes et toutes les luttes intérieures. Il préconise un état de vigilance permanente et de réveil. Il faut être conscient de soi vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Cette méthode, extrêmement difficile, a été plutôt mal comprise. Pourtant, l’instructeur a essayé de multiples fois de l’expliquer et il a pratiquement toujours parlé de l’amour et de la pensée unis indissolublement. En dehors de cette unité, il serait vain de chercher la vérité en nous. Il enseigne une espèce d’éveil permanent avec, au centre, une lumière indestructible.

Il dit aussi, et c’est un message qu’on a très bien compris, qu’il faut rejeter tout chef politique. Suivre un chef politique, c’est devenir l’esclave d’un autre. Il faut également rejeter tout chef spirituel. Vouloir s’identifier à un gourou, c’est devenir ce gourou, ou plutôt son reflet lointain, et ne pas être soi‑même. Recherchons la richesse inépuisable, unique, éternelle de la vie en nous, message extrêmement précis ! Il ne faut pas non plus s’accrocher à une doctrine. Si vous le faites, vous rejetez les tyrans visibles, c’est‑à‑dire les chefs politiques ou religieux, mais vous ne rejetez pas l’emprise tyrannique d’une idée. Abandonnons toute pour se voir soi‑même tel que l’on est.

Krishnamurti va plus loin encore en déclarant qu’il faut aboutir à l’unité. Cette idée se manifeste comme extra ­temporelle. Nous avons divisé le temps en passé et en présent. L’avenir n’existe pas d’après lui. Il parle surtout du présent opposé au passé. Il faut supprimer cette opposition et considérer que ce qui est passé est dépassé et vivre l’instant présent d’une manière toujours renouvelée, comme l’enfant qui vient de naître. En ce sens, la fameuse parole de Jésus, « Si vous voulez entrer dans le royaume des cieux, il faut que vous soyez semblable à ce petit enfant », a été explicitée par l’enseignement de Krishnamurti. Nous redevenons un enfant qui se renouvelle de façon permanente. Dans cette lumière, que devient le problème de la mort ? La pensée de Krishnamurti est byzantine, chinoise et, pour tout dire, taoïste. Elle s’avère parfois difficile à saisir. Pour lui, nous sommes en train de mourir et de ressusciter à chaque instant.

Lorsqu’on lui a posé la question : – Y a‑t‑il une différence entre cette mort et cette vie actuelles, et la mort que nous aurons à la fin de notre vie ? Il a répondu, après avoir réfléchi : – Je ne vois aucune différence fondamentale. On peut interpréter cette phrase comme on voudra, ou dans un sens matérialiste, ou dans un sens spiritualiste. Je crois personnellement que c’est dans un sens spiritualiste et je vais vous dire pourquoi. On découvre encore une ambiguïté et, en même temps, une splendeur.

Lisons deux livres de Krishnamurti, Le Chant de la Vie [1928] et L’Immortel Ami [1928], écrits après sa révolution intérieure et non avant. Dans L’Immortel Ami, il déclare ceci – est‑ce une métaphore ? Elle est quand même inquiétante ! – :

– J’étais en train de méditer devant la beauté du monde. Je contemplais un lever de soleil à la cime des montagnes. La magnificence des rayons couvrait toute la Terre. Et j’ai vu venir à moi, gigantesque, démesuré, resplendissant, le Maître. Il s’est approché de moi, a pénétré en moi, et je suis devenu un avec Lui.

On peut trouver là une affirmation mystique du plus haut degré. Ce qui prouve bien que le message de Krishnamurti, lorsqu’on prétend qu’il rejette tout idéalisme, tout mysticisme, est très mal compris.

Il donne également comme méthode de regarder en nous. Nous avons un défaut, par exemple une grande jalousie, ce qui nous empêche de nous réaliser. Regardons‑le en face, sans le condamner et sans être attiré par lui, de manière à en saisir les implications profondes. Dans cette perspective, ce vice, cette erreur, ce complexe doit disparaître. Je m’empresse de dire que l’on découvre encore une ambiguïté magnifique et géniale dans la pensée de Krishnamurti. Il a l’air de mettre la charrue avant les bœufs pour une très simple raison. Si vous regardez vos complexes, vos névroses, vos passions, sans attachement comme sans horripilation, sans haine et sans amour, vous êtes déjà guéris. Le problème est précisément d’y arriver. Il nous dit que nous pouvons y arriver par une vision permanente de nous‑mêmes, sans condamnation. Jusqu’à présent, je n’ai jamais rencontré personne qui y soit parvenu ; Krishnamurti sans doute, mais pas d’autres que lui.

Il ajoute une autre analyse : croire que nous serons sauvés dans l’avenir est une perte de temps et une perte dans le temps. Nous devons nous libérer de la durée. Espérer que nous serons libérés par une série de réincarnations ultérieures prouve que nous sommes des aigles prisonniers dans la cage impitoyable du temps. Nous devons détruire cette cage, l’avenir aussi bien que le passé, l’espérance aussi bien que le souvenir, pour être, à chaque instant, un enfant de l’éternité. Cette image de Krishnamurti est vraie. Mais on peut le mettre en contradiction avec lui-­même.

Quelqu’un lui demanda – j’ai le texte, il se trouve dans le Bulletin de l’Étoile –, au moment où il venait d’abandonner les croyances hindouistes dans lesquelles il avait été élevé : – Est‑ce que la réincarnation, les gourous, les maîtres sont une chose vraie ? Il répondit textuellement : – Oui. Mais vous n’avez pas à vous en occuper. Ce qui nous paraît extraordinaire. Mais on comprend très bien son message.

François Brousse
Le Livre des révélations – Tome 2, 1992, p. 32-37

Vivre dans le présent

Il y a encore quelque chose à dire sur Krishnamurti et surtout sur ceux qui ne l’ont pas compris. Il déclare qu’il faut vivre dans le présent. Nous avons connu des gens affirmant qu’il faut savoir ce que l’on fait actuellement, être présent au moindre de nos gestes physiques et que, de cette manière, on arrive à l’intemporalité. Krishnamurti semble bien dire tout le contraire : notre être total doit se trouver présent, non pas simplement dans celui qui remue un objet, mais dans l’être éternel, notre supra mental, à la fois amour et pensées fondus dans une unité divine.

Autre élément : on a fait de Krishnamurti un ennemi de l’idéalisme, un réaliste. Mais s’il était l’ennemi de l’idéalisme, il ne serait plus le héros de l’unité. Or, il l’a maintes fois dit, il faut que le corps et l’esprit soit un. Si l’on rejette l’un au profit de l’autre, à ce moment‑là, on mutile l’être total. Faire de Krishnamurti un réaliste et un anarchiste, c’est détruire le fondement de son message. […]

C’est en se libérant de toutes ces erreurs monstrueuses que l’approche de l’homme vers l’homme sera rendue plus facile. Libéré de l’idée de nation, libéré de l’idée de race, libéré de l’idée de supériorité, il rejoint Gandhi. Il ne faut pas mettre le travail spirituel au‑dessus du travail matériel, ni le travail matériel au‑dessus du travail spirituel. Tous les deux doivent être appréciés de la même manière et nous arriverons ainsi à la compréhension totale. Pas de racisme, pas de primauté nationale, pas de guerre au nom d’une idéologie quelconque et nous arriverons normalement, à travers une lucidité complète et totale, à la fraternité universelle. C’est un peu, et même beaucoup, le message de Krishnamurti. Il a toujours rejeté la violence et c’est, dans ce sens, que son message cesse d’être ambigu.

Il est ambigu lorsqu’il s’agit de voir nos complexes intérieurs et de savoir par quel moyen on peut les transformer. Je connais beaucoup de disciples qui ont suivi la méthode de Krishnamurti un peu trop à la lettre, sans être entièrement pénétrés de son véritable enseignement. Le résultat de cette méthode trop rigoureusement appliquée est un naufrage psychologique. Lorsque vous prêtez attention à une névrose, un complexe, vous êtes sûrs d’augmenter cette névrose ou ce complexe.

François Brousse
Le Livre des révélations – Tome 2, 1992, p. 39

Le chemin de l’évasion

Une autre méthode, tout à fait différente, me parait infiniment supérieure, c’est le chemin de l’évasion. Ne pensez jamais à vos complexes, ni à vos angoisses. Quand ils surviennent, tâchez d’occuper votre esprit à une chose haute et sublime. C’est infiniment plus facile que d’essayer de détruire ce complexe ou cette angoisse en les regardant face à face. Car cette introspection les développe dans des proportions monstrueuses. Au contraire, lorsque vous pratiquez le chemin de l’évasion, l’angoisse comme le complexe s’effacent graduellement et finissent par perdre l’habitude de se présenter à vous.

C’est la méthode de l’évasion spirituelle et beaucoup de laudateurs de Krishnamurti la refusent absolument car ils ignorent que le mot évasion veut dire conquête de la liberté. C’est parce que nous sommes dans le plan du corps, dans la cage de l’âme et dans la prison des idées que nous devons, par l’évasion spirituelle, briser toutes ces barrières et nous enfoncer, comme l’aigle ivre de liberté, vers le Soleil des soleils dont les rayons ont éclairé tous les mages depuis Rama jusqu’à Gandhi.

François Brousse
Le Livre des révélations – Tome 2, 1992, p. 39-40

Le pont grandiose

Entre chaque plan du monde et le plan supérieur existent des voies de communication, des ponts, des arches. Les mytholo­gies ont symbolisé cette haute vérité sous la forme de l’arc-­en‑ciel, pont immense par où viennent les âmes. Ces ponts, à certaines époques, sont rompus. Alors, les masses populaires s’avèrent incapables de recevoir les souffles d’en haut. Et même d’admirables esprits suivent leur aveuglement. Ainsi, pendant tout le Moyen Âge, l’arche unissant la sphère mentale à la sphère astrale n’existait plus. Sa reconstruction imposa l’arrivée de hautes intelligences – Paracelse, Cardan, Nostradamus, Marcile Ficin – qui agirent comme des ponts vivants. Leurs efforts mentaux renouèrent les liens mysté­rieux. Il s’agit maintenant d’édifier le pont surmental. Hegel, Hugo, Blavatsky, Saint-Yves d’Alveydre, Rudolf Steiner, Leadbeater, Krishnamurti, Aurobindo Ghose, travail­lent dans l’invisible à ériger le pont grandiose.

François Brousse
Revue BMP, n°79-80, juin-juillet 1990, Clamart, Éd. La Licorne Ailée

Mais

 

Aurobindo Ghose proclame

La terrestre immortalité

Mais la décrépitude clame

Tout son échec épouvanté.

 

Krishnamurti s’est prétendu

La seule porte de l’aurore

Mais son dernier instant ignore

Le rendez‑vous inattendu.

 

Blavatsky, reine du nectar,

Voulut s’incarner tout de suite

Mais aucune femme avatar

N’est venue compenser sa fuite.

 

L’erreur subjugue les plus grands

Mais le poète toujours danse

Il a pour axe fulgurant

Les éternelles transcendances.

1er janvier 1992

François Brousse
Le Baiser de l’archange, Clamart, Éd. la Licorne Ailée, 1993, p. 10

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