Victor Hugo

Besançon, 26 février 1802-Paris, 22 mai 1885

L’Ancêtre universel

Dans les contes de la Table Ronde, le chevalier arrive devant un manoir gigantesque, monstrueux, démesuré, aux murailles de fer et aux fossés d’abîme. Le château est aussi grand que la montagne. Leur ombre va jeter l’épouvante, quand le soleil se couche, dans la tribu des nains de la plaine qui préfèrent leurs terriers au milieu des thyms.

Si le chevalier ose franchir le pont-levis, il pénètre dans une série de salles où étincellent des amas de bijoux, coupes, colliers, épées, armures, bracelets, bagues, tout un ruissellement de merveilles ciselées par la fée des nuages. Le manoir à l’écrasante majesté renferme dans le secret de son être d’infinis trésors. Ce géant qui effraie contient les plus délicates caresses.

Tel est Hugo. La masse de son Å“uvre et la puissance de son génie répandent la terreur, mais il renferme aussi les talismans de la poésie pure. On ne connaît que son visage de poète populaire et de poète épique. Je ne les dédaigne certes pas. Seuls, les géants peuvent remuer les entrailles de Démos. Quant aux poètes épiques, ils sont quelques-uns dans la suite des siècles, Valmiki, Homère, Lucrèce, Dante, Shakespeare, Goethe et Hugo à former une constellation de soleils où se rassemblent toutes les énergies du génie humain. Notre époque actuelle – que marque la double désintégration de la matière et de l’esprit – a perdu le sens de la grandeur. C’est pourquoi elle n’a pas la force d’admirer les colosses. Ses yeux, inévitablement, s’ouvriront et elle contemplera de nouveau, les soleils suprêmes. […]

François Brousse

Les Secrets kabbalistiques de Victor Hugo, Clamart, Éd. La Licorne Ailée, 1985, p. 25-26

Le cri du prophète

« Quand je ne serai plus, on verra qui j’étais. »

Victor Hugo
Tas de pierres, dans Œuvres complètes, édition chronologique publiée sous la direction de Jean Massin, tome XVI, Club Français du Livre, Paris, 1970, p. 378

Alexandrin curieux, gonflé d’orgueil surhumain, d’un orgueil de prophète qui tient sous sa large serre le chamois de l’avenir. Mais Hugo, le rapace des cimes, a parfois des zigzags bizarres, des cabrioles déconcertantes. Dans sa barbe de Moïse, il aime dissimuler le rire de Rabelais. On discerne par intervalles dans les yeux fulgurants du mage, l’éclair malicieux de l’humoriste.

Personnalité prodigieuse, centaure de l’infini, Janus de l’incroyable, sirène de l’océan des cieux, sphinx tétramorphe couché au bord des gouffres, tel apparaît ce maître indéchiffré où tous les fleuves de l’inspiration font confluer leurs flots aux tumultes de gloire et de ravissement.

Il convient d’abord de déterminer qu’il se croyait prophète, et qu’il l’était réellement dans toute l’ampleur du terme. L’alexandrin solitaire, cité plus haut, s’explique de façon grandiose et naturelle. Hugo savait que les prophéties majeures de son œuvre ne s’accompliraient, dans la fermentation humaine, qu’après sa mort. Il sollicitait les intelligences futures de comparer le cri et l’écho, le flambeau et le reflet, la prédiction et sa cristallisation dans le clair alambic de l’histoire.

Je me contenterai de deux textes, pour montrer la certitude du poète, immensément conscient de sa vision surnaturelle des avenirs planétaires. Le premier texte sera pris dans les Odes et Ballades, le recueil de l’enfant sublime, où le colibri géant ouvre déjà des ailes capables d’ombrager les siècles, et fait en chantant frissonner l’irisation féérique de son plumage. Le deuxième texte sortira du recueil posthume intitulé Océan, vastitude inouïe où se tordent comètes et constellations, spirale d’ombre et de flamme qui menace de trouer l’infini.

L’Ode Quatorzième du cinquième livre (peut-être, ces nombres ont-ils dans la pensée de Hugo une signification transcendante) nous présente des « Actions de grâces » dont la suavité tragique évoque l’auteur de l’Apocalypse :

L’œil tourné vers le ciel je marchais dans l’abîme ;

Bien souvent, de mon sort bravant l’injuste affront,

Les flammes ont jailli de ma pensée intime,

Et la langue de feu descendit sur mon front.

Mon esprit de Pathmos connut le saint délire,

L’effroi qui le précède et l’effroi qui le suit ;

Et mon âme était triste, et les chants de ma lyre

Étaient comme ces voix qui pleurent dans la nuit.

Textes aux profondes résonances, où se mêlent l’aspiration en flammes montantes, l’inspiration en langues de feu descendant des sphères métaphysiques, le délire prophétique de saint Jean, qui a traversé le jeune Hugo comme l’ouragan d’Afrique berce un platane méditerranéen. La nuit de l’inconscient, ou plutôt du surconscient, enveloppe la lyre prédestinée…

Hugo, vers la fin de sa vie, croyait être l’incarnation de l’évangéliste que le Christ aimait entre tous les humains. Dès le commencement de sa vie, le poète avait pressenti ce magnifique accomplissement. Toutefois, il est quelque chose de plus vaste que la résurrection de saint Jean, il est l’homme-orchestre, l’homme-soleil, l’homme-cosmos, Victor Hugo.

S’analysant lui-même, et, par contre-coup analysant l’humanité, le mage déclara dans « Post-Scriptum de ma vie » :

Comme l’antique Jupiter d’Egine à trois yeux, le poète a un triple regard : l’observation, l’imagination, l’intuition.

L’observation s’applique plus spécialement à l’humanité, l’imagination à la nature, l’intuition au surnaturalisme.

Par l’observation, le poète est philosophe et peut-être législateur, par l’imagination il est mage et créateur, par l’intuition, il est prêtre, et peut-être révélateur.

Révélateur de faits, il est prophète ; révélateur d’idées, il est apôtre. Dans le premier cas, Isaïe, dans le second cas, saint Paul.

De l’enfance à la vieillesse, la conviction intime d’être prophète colora la pensée de Hugo d’une surnaturelle lumière. Maître du temps, il savait qu’après sa mort, ses prédictions survoleraient la Terre et l’histoire. Mais il avait compté sans l’aveuglement naïf des fanatismes. Les bigots de l’Église catholique admettent tout au plus les prophéties de l’Ancien et du Nouveau Testament. Les grandes haleines divinatrices en dehors de ces murailles emplissent les croyants vulgaires d’une stupéfaction horrifiée.

Quoi ! Comment ! un anticlérical, un poète en révolte, a osé prédire et ses prédictions se sont matérialisées dans le musée vivant des siècles ! Quel scandale ! C’est impossible, ou démoniaque ! Faisons silence sur ce phénomène monstrueux !

Les autres, les prêtres froids de la science athée, ne daignent même pas tourner la tête. Le monde obéit à un déterminisme rigoureusement absolu. Par l’observation et la raison, ces deux mains glacées de l’intelligence, nous saisissons le réel. L’intuition, l’imagination, facultés folles, louves errantes qu’il faut à tout prix enchaîner ! Elles conduisent à l’erreur, à l’illusion, à la chimère. Elles n’arrivent jamais, sinon par hasard, à lever le voile de l’avenir…

Les pontifes de la matière et les papes de la tradition sont d’accord contre l’esprit de prophétie aux chevelures de flammes. Ils ferment énergiquement les yeux pour ne pas voir passer la comète, vagabonde de l’infini.

Enfin, troisième groupe, les négateurs à la page. Ils n’ignorent pas la force universelle du prophétisme. Ils savent que les divinations abondent à l’intérieur et à l’extérieur des religions, comme les oiseaux qui vivent dans les montagnes et hors des montagnes. L’existence du corbeau ne supprime pas celle du cormoran. Mais justement le troisième groupe rejette les prophéties de Hugo. Comment admettre que cet enthousiaste socialiste, ce démagogue ingénu, ait gravi l’échelle intérieure de Jacob, les degrés du haut desquels on contemple l’immense plaine du futur ? […]

François Brousse
Les Secrets kabbalistiques de Victor Hugo, Éd. La Licorne Ailée, Clamart, 1985, p. 6-10

 

Victor Hugo et les Églises

La renommée de Victor Hugo est assez semblable à ces astres qui s’allument et s’éteignent périodiquement. On le croit mort pendant quelques années on raille le vieux soleil éteint ; puis, brusquement, l’étoile endormie se réveille avec une splendeur inouïe.

Les autres romantiques sont des dieux, mais des dieux statufiés : ils demeurent immobiles dans le calme de leur gloire. Au contraire, Hugo est vivant ; sa grande âme se mêle perpétuellement aux convulsions actuelles. De même qu’il possède les clefs magiques de la Poésie, il possède les clefs brûlantes de la pensée. On ne peut pas l’aimer ou le haïr à demi : il suscite les adorations ou les fureurs. Mais il s’impose comme ces éléphants blancs des forêts du Siam.

Un tel homme, tous les partis veulent l’accaparer et le lier à leur fortune. […] Toutefois, ce géant ne se laisse pas facilement prendre à ces toiles d’araignée. Il lui suffit de marcher pour rompre définitivement les liens ridicules où les pygmées velus osent le ligoter.

[…] Hugo, pour l’Église catholique tout entière, avec ses papes et ses dogmes, a très peu d’admiration. Le poète, du fond de son âme croit en Dieu, qui unit en Lui la puissance, l’amour, la raison, et une infinité d’autres attributs inconcevables pour l’esprit humain. Au nom de la raison universelle – reflet de Dieu – il s’attaque à l’absurde forteresse des dogmes. Écoutez cette page fulgurante :

Vous prêtez au bon Dieu ce raisonnement-ci :

– J’ai jadis, dans un lieu charmant et bien choisi,

Mis la première femme avec le premier homme ;

Ils ont mangé, malgré ma défense, une pomme ;

C’est pourquoi je punis les hommes à jamais.

Je les fais malheureux sur terre, et leur promets

En enfer, où Satan dans la braise se vautre,

Un châtiment sans fin pour la faute d’un autre.

Leur âme tombe en flamme et leur corps en charbon.

Rien de plus juste. Mais comme je suis très bon,

Cela m’afflige. Hélas ! Comment faire ? Une idée

Je vais leur envoyer mon fils dans la Judée ;

Ils le tueront. Alors – c’est pourquoi j’y consens

Ayant commis un crime ; ils seront innocents.

Leur voyant ainsi faire une faute complète,

Je leur pardonnerai celle qu’ils n’ont pas faite

Ils étaient vertueux, je les rends criminels ;

Donc je puis leur rouvrir mes vieux bras paternels,

Et de cette façon cette race est sauvée,

Leur innocence étant par un forfait lavée (1)

(1) – HUGO Victor, Religions et Religion.

Ni Voltaire, ni les Encyclopédistes, ni Renan, ni Anatole France, ni personne, n’a écrit une page aussi remplie de révolte, d’ironie et de logique. Il importait pour l’honneur de l’esprit, pour la gloire de la véritable religion, qu’un grand penseur osât secouer avec une pareille violence le dogme incohérent du péché originel. Hugo érige contre cet amas d’erreurs une explication philosophique du mal, explication qui paraît seule capable de concilier l’existence de Dieu, et l’imperfection du monde. Elle se trouve exposée en vers de feu dans Les Contemplations, chef d’œuvre qu’assombrit la souffrance et qu’illumine le rêve :

Dieu n’a créé que l’être impondérable

Il le fit radieux, beau, candide, adorable,

Mais imparfait ; sans quoi, sur la même hauteur,

La créature étant égale au créateur,

Cette perfection, dans l’infini perdue,

Se serait avec Dieu mêlée et confondue,

Et la création, à force de clarté,

En lui serait rentrée et n’aurait pas été.

La création sainte où rêve le prophète,

Pour être, ô profondeur ! devait être imparfaite.

Donc, Dieu fit l’univers, l’univers fit le mal. (2)

(2) – HUGO Victor, Les Contemplations, « Ce que dit La Bouche d’Ombre »

Cette doctrine, qui assimile le mal physique et le mal moral, au mal métaphysique, à l’imperfection inévitable des créatures par rapport au créateur parfait, érige un système rationnel éclairant l’énigme des mondes. Hugo décrit ensuite la dégénérescence des anges primitifs, devenant des esprits, des hommes, des animaux, des plantes, des minéraux.

Le mal, c’est la matière, Arbre noir, fatal fruit (1)

(1) – HUGO Victor, Les Contemplations « Ce que dit la Bouche d’ombre »

Après la chute, la rédemption commence. Les globes sont des bagnes qui se rachètent par la souffrance et par l’amour. Pas d’enfer éternel. Les âmes, à travers des palingénésies purificatrices, progressent vers le Bonheur. Elles peuvent tomber jusqu’au fond le plus ténébreux des êtres, mais leur déchéance n’est que momentanée.

Quant à l’homme, il forme la ligne entre les esprits supérieurs qui vivent dans l’invisible, et les âmes emprisonnées dans la matière. Les Dieux punis s’y mêlent aux monstres pardonnés. L’homme doit travailler à devenir plus intelligent et meilleur. Ainsi il se sauvera lui-même, et il contribuera à sauver l’univers. Possesseur du libre arbitre, il ignore ses vies antérieures. Son âme communique directement avec l’âme divine par la prière, la méditation, l’amour…

Puissante construction métaphysique, la religion de Hugo rejoint sans peine la pensée des sages de l’Inde, et ce libre christianisme qui va des Gnostiques aux Anthroposophes, à travers les siècles fécondés. Mais elle se heurte aux églises murées dans leurs dogmes de granit. Elle se heurte aux fureurs du fanatisme et de la sottise. Jamais une hiérarchie ecclésiastique n’admettra qu’on puisse atteindre Dieu en dehors de ses enseignements.

Hugo convie tous les hommes à découvrir Dieu par leur raison et leur cœur. L’Église affirme : les mystères incompréhensibles de Dieu sont révélés par moi seule ! Hugo déclare que toutes les âmes, après des réincarnations plus ou moins longues, trouveront le Paradis. L’Église proclame que l’enfer éternel attend les incrédules et les impies !

L’opposition entre les deux doctrines est irréductible. À vrai dire, le poète ne condamne pas les églises de façon absolue. Dans l’humanité, les âmes n’ont pas le même degré de développement ; cela rend les religions nécessaires pour les esprits encore faibles, qui ne peuvent trouver en eux-mêmes l’éblouissante vérité. Ces esprits atteindront un stade supérieur lors de leurs réincarnations ultérieures. Pour le moment, il leur faut des lisières.

Toutefois les prêtres ont le devoir de rester dans leur rôle de prêtres. Quand ils prétendent gouverner les peuples le désordre et la mort s’introduisent au sein des sociétés. […] Cela n’empêche pas Hugo d’avoir une profonde admiration pour les saints et les martyrs qui jetèrent leur vie aux pieds de Dieu. L’évêque Myriel, des Misérables, dresse l’image d’un pur croyant, grandi à l’ombre des cathédrales. […]

Une absurdité cléricale consiste à dire que le poète n’a pas compris la grandeur du christianisme. On vient de voir sa vénération pour les âmes d’élite, mêmes catholiques. Devant Jésus-Christ, sa vénération devient adoration. Pour Joseph Turmel, Salomon Reinach, Daniel Massé, durs savants au cerveau géométrique, Jésus n’est qu’un obscur émeutier crucifié pour cause d’agitation messianique. En réalité, Jésus, prophète de l’amour, est un des plus prodigieux Initiateurs qu’ait connu l’humanité.

Il mêlait à son génie moral un rayonnement de thaumaturgie et de clairvoyance. Bonté, volonté, sagesse s’unissaient harmonieusement en ce cœur surhumain, qui découvrit après Bouddha et Socrate, la loi divine du pardon. Hugo, fasciné, a dépeint la passion dans La Fin de Satan, avec une richesse du sentiment, un trésor de larmes, tels que nul poète catholique n’a pu l’égaler. Il considère le Nazaréen comme le plus grand des mages […]. Mais l’Église a trahi son message d’amour en se vendant aux puissants de la Terre. Elle a trahi son message de vérité en déformant la théosophie christique pour en faire une doctrine basée sur l’enfer éternel. Au nom de l’amour comme au nom de la sagesse, le mage moderne rejette cet édifice de ténèbres qu’on appelle le catholicisme. Il rejette également les autres religions, qui, pour lui, sont les formes menaçantes de l’idolâtrie. Non-conformiste impénitent, le poète prétend aimer Dieu, librement, sans passer sous le joug des Églises. Il unit dans une vaste pensée les aspirations du croyant et la soif individualiste de raison qui soulève le philosophe. Il montre à l’humanité les chemins de l’avenir.

François Brousse
Les Secrets kabbalistiques de Victor Hugo, Clamart, Éd. La Licorne Ailée, 1985, p. 18-24

 

Sonnets d’amour à Victor Hugo – I

 

Cœur plus brûlant que les entrailles de la Terre,

Homme‑soleil, maître des gouffres enchantés,

Dont la torche, effarant la rouge obscurité,

Force les noirs démons aboyeurs à se taire.

 

Ton sourire, où l’archange ardent se désaltère,

Autour de ton grand front que Dieu fit palpiter,

Resplendit, et dans l’aube énorme la Beauté

Cisèle la rosace inouïe du Mystère.

 

Tribun aux prophétiques yeux ! Calme martyr !

Colonne rayonnante en marche devant l’homme !

Volcan d’amour qui gronde au‑dessus de Sodome !

 

Si les mondes reconnaissants voulaient t’offrir

Un temple d’escarboucle égal à ton génie

Il obstruerait les cieux de sa masse infinie !

François Brousse

Voltiges et Vertiges, dans Œuvres poétiques – Tome II, Clamart, Éd. La Licorne Ailée, 1988, p. 137

Les Chants du crépuscule (V. Hugo) reflètent à la fois la crainte et l’espérance des temps futurs : crainte du matérialisme, espoir de la rénovation gandhienne. Toutefois, le mot « crépuscule » se gonfle de terribles menaces. Il paraît sous‑entendre le triomphe momentané du matérialisme, au moins sur la moitié du monde.

François Brousse
Revue BMP N°24, juin 1985, Clamart, Éd. La Licorne Ailée

 

 

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